Nous utilisons des cookies pour optimiser notre site web et notre service.
Pour en savoir plus, veuillez consulter nos mentions légales.
Accepter
Refuser
Talks 28 oct. 2024

Jouin Manku - Se rencontrer

Rencontre avec la journaliste et écrivaine Emmanuelle Graffin pour BIG, l'occasion de revenir sur notre parcours.

Les Alchimistes

Article de BIG Magazine, Par Emmanuelle Graffin

Ils sont en quête de ce que l’on pourrait peut-être appeler le sublime ou l’extra-ordinaire dans leurs projets, qu’ils soient en architecture, en aménagement intérieur ou en design. Ils recherchent l’émotion. Ils sont Patrick Jouin et Sanjit Manku du studio Jouin Manku.

Né en 1967, Patrick Jouin est Français. Nantais plus exactement, « dans le sens où je ne suis pas Parisien », sourit-il. Son père est artisan, « une sorte de Géo Trouvetou » et il vient d’une lignée d’ébénistes dont les traces remontent à la Révolution française, ce qu’il découvrira bien après ses études à l’École nationale supérieure de création industrielle (Ensci) achevée en 1992. La technologie, le design, inventer des formes ont toujours été pour lui une évidence, mais « dans l’idée de s’occuper des autres », une vertu héritée de sa mère est infirmière. Pour lui, le design c’est aussi ça. Il fera ses premières gammes de designer industriel chez Philippe Starck qui lui mettra le pied à l’étrier, avant de commencer à voler de ses propres ailes grâce au Via, la rampe de lancement des designers français.

Sanjit Manku naît en 1971 à Nairobi, au Kenya, au sein d’une famille d’origine indienne, mais ses parents quitteront ce pays pour émigrer au Canada. « Quand on fuit un pays, la première génération cherche à assurer la base, mais la deuxième est plus libre. Et même si la création, dans ma famille, n’est pas le cœur du sujet, mes parents m’ont accompagné pour trouver ma passion », se souvient-il. Et sa passion, depuis son enfance, se résume à fabriquer des objets, à commencer par des instruments de musique. Très vite il comprend que ce n’est pas l’objet qui compte, mais le fait de jouer avec un outil. Il suivra des études d’architecture à la Carleton University School of Architecture, à Ottawa, jusqu’en 1995. Une école plus proche de l’art que de l’architecture dans la continuité de son approche intuitive, où « On expérimentait et fabriquait beaucoup. » Il fait ses premiers pas dans le cabinet d’architecture intérieure Yabu Pushelberg, à Toronto. Il y apprend deux choses qui s’avéreront fondamentales par la suite : le business et comment réaliser les rêves. 

Une rencontre

Patrick Jouin fonde son studio en 1998 Patrick Jouin iD. Sa créativité s’exprime aussi bien dans le design industriel que dans les arts décoratifs. Il collabore avec des éditeurs tels que Ligne Roset, Cassina, Fermob, Kartell ou Alessi. Il travaille pour Alain Ducasse comme pour Renault. Son éventail est large. Son studio se développe, il cherche un architecte… Chez Yabu Pushleberg, Sanjit Manku sent qu’il perd de sa créativité. Il fait un « break », direction l’Europe. Rome, Londres, Paris, où il cherche un canapé…

Une amie commune les fait se rencontrer. Un pur hasard, mais une passion commune : le dessin. « Un jour j’ai eu entre les mains un carnet de dessins envoyé par Sanjit, détaille Patrick Jouin. J’y ai vu un Léonard de Vinci. » Et de préciser en sous-titre que l’artiste de la Renaissance est le point de départ de sa passion. Pour lui, il existe une communauté des dessinateurs comme il existe une communauté de musiciens : un Japonais peut jouer à Paris avec un Américain et l’alchimie fonctionner. Avec le dessin c’est exactement la même chose. « Nous avions une manière de chercher qui se ressemble. En ce sens nous sommes des frères, avons un ADN commun », se souvient-il. « Je cherchais un canapé et Patrick un architecte. Le dessin a été notre langage commun », renchérit Sanjit Manku. Ils décident de travailler ensemble pendant un mois sur un projet londonien. En 2006, avec la même envie de faire ils créent leur studio, Jouin Manku, – à laquelle est associé aujourd’hui Jacques Goubin – et inventent un métier au croisement de la production industrielle et de la longue tradition de l’artisanat, combinant leurs expériences, leurs approches conceptuelles et expérimentales.

Une méthode

« Tous les deux nous faisons les choses, travaillons en connexion avec les mains, le cerveau et le cœur. Nous communiquons à partir de là », déroule Sanjit Manku. Les deux créateurs partagent un même goût pour l’ingénierie structurelle, l’architecture, le design, la mode. Ces mondes, pour eux, n’ont pas de frontières. « Nous nous plaçons dans la lignée des humanistes, architectes, artisans, artistes, sculpteurs de la Renaissance. Tout compte, tout nous intéresse, nous sommes curieux de tout », détaille Patrick Jouin. Ils touchent à tout, pour créer des choses complètes. Sont passionnés, exigeants, aiment aller jusqu’au plus infime détail. Ils travaillent à toutes les échelles – du plafond à la petite cuillère ou de l’escalier à la poignée de porte – toujours autour du dessin. « Ce qui est étonnant entre nous avec le dessin c’est qu’il n’y a pas d’ego, relève Patrick Jouin. Nous pouvons reprendre indifféremment le dessin de l’autre. Le résultat est mieux que ce que l’on aurait chacun fait seul. »

Ce que les deux créateurs recherchent ne se résume pas aux formes, mais relève davantage d’un feeling, d’une atmosphère. Ils cherchent un sentiment, une chorégraphie, un enchaînement. Des émotions. Que ce soit autour d’un objet ou d’un espace. Pour eux – et c’est fondamental –, chaque projet se doit d’être différent, car il s’inscrit dans un contexte qui lui est propre. Patrick Jouin va même jusqu’à parler de psychologie de l’espace : « Ce qui est important, c’est l’émotion générée par l’espace. Il est grand, petit, carré, sombre, haut… tous ces éléments créent des émotions animales chez chacun de nous. C’est la base, ce qui nous est donné au départ ou ce que nous allons créer. » Ils vont créer avec. Ils vont chercher des matières, des éléments architecturaux tels que les escaliers, par exemple, les objets qui vont faire vibrer les cordes du lieu dans une alchimie qui leur est propre.

Leur recette ? « À chaque fois, nous nous racontons une histoire, mais en essayant de se mettre à la place de celui qui va vivre l’expérience. Que ce soit à la gare Montparnasse, en descendant l’escalier d’une maison à Kuala Lumpur ou en allant au bureau à Biome dans le 15ème arrondissement de Paris, ou encore dans un restaurant d’Alain Ducasse… À chaque fois, nous imaginons les émotions que nous-mêmes, mais aussi tout le monde seraient susceptibles de ressentir. » « C’est la chorégraphie des émotions, complète Sanjit Manku. C’est plus qu’une quête du beau. Quand on dessine une piscine à Londres, ce n’est pas la matière ou la couleur qui comptent pour nous. Nous voulons créer un monde qui va plus loin que la piscine elle-même, une poésie. »

Un savoir-faire

Il serait réducteur de parler de cabinet d’architecture ou de design. « Nous sommes aussi de bon artisans, précise Patrick Jouin. Nous avons la capacité de travailler les différents matériaux dans toutes leurs nuances et subtilités. » Artistes, artisans, architectes, designers… Leurs médiums sont multiples et ils les utilisent pour créer « ce qui s’apparente davantage à une œuvre d’art. Soyons honnêtes », avoue Patrick Jouin. Le designer soutient d’ailleurs l’idée qu’il faut dépasser la forme et la fonction, contrairement à ce qu’affirment les modernistes. Pour l’emblématique maison du Peuple, à Clichy – dont la réhabilitation leur a été confiée –, « affirmer que le bâtiment est purement fonctionnel ne me paraît pas totalement exact. Ce bâtiment exprime une véritable quête de la lumière. Il est une église de la modernité », milite Patrick Jouin. Pour lui, le créateur doit revenir à une dimension plus humaine, plus sensuelle, plus complexe pour passer de la fonctionnalité au sublime.

Au studio, qui compte aujourd’hui une cinquantaine de collaborateurs, la part du travail artistique et émotionnel d’un grand projet est de l’ordre de 20 %. Tout le reste du travail porte sur le détail. Un long chemin, selon Jouin et Manku, pour atteindre ce sublime. Comme le peinture Hokusai qui à 90 ans disait qu’il commençait à peine à savoir dessiner un être humain, c’est très humblement que Patrick Jouin, avec l’acquiescement de Sanjit Manku, avoue : « Nous commençons à peine. À un moment du projet, nous voulons maîtriser quelque chose, mais nous sommes désolés de nous-mêmes, car nous sentons que nous pouvons faire mieux. »  À chaque projet, avec chaque client, ils le savent : le chemin ne sera pas facile pour faire émerger le projet le plus juste. Un chemin que tous deux parcourent sans doute nourris par le perfectionnisme qu’ils partagent – et cultivent par ailleurs dans la peinture à l’huile pour l’un, la fabrication d’instruments de musique pour l’autre – et transposent dans ce travail du studio, pour dépasser le « pas mal », car « le pas mal, nous, on ne veut pas le faire ». Ils ne peuvent pas, ne savent pas le faire.

Jouin Manku en cinq dates clés

1992 : Patrick Jouin obtient le diplôme en design industriel de l’ENSCI-les Ateliers

1995 : Sanjit Manku obtient le diplôme d’architecture de la Carleton University School of Architecture d’Ottawa

2006 : Création du studio Jouin Manku

2008 : YTL Residence, Kuala Lumpur, Malaisie, premier projet d’envergure du studio

2022 : Immeuble de bureaux Biome, Paris 15ème


En relation